Intrusion estivale

Messages : 35 Date d'inscription : 07/05/2009 Localisation : loin, très loin

Kan avait passé l’après-midi dans l’atelier, Galbant et ponçant soigneusement les manches de hache qu’il avait préparé au matin. Après les avoir enduit d’une fine couche d’un mélange de colle animale et de cire, il les posa dans un coin pour les laisser sécher et sortit de chez lui, un bouquet de fleurs des champs à la main.
Un bref passage par la taverne, quelques chansons avec JB et ce sympathique voyageur, et il reprit sa marche vers la maison de Ju. Il ne put s’empêcher de jeter un œil dans la nouvelle taverne, “la rose rouge”, et y vit avec stupeur, derrière le comptoir, la gitane qui essuyait les verres. Ainsi la racaille s’entendait avec la catin ordurière. C’était pas dans ses habitudes de haïr les gens, mais il devait bien avouer faire une exception pour ces deux-là: ça le démangeait de clouer leur porte et d’y mettre le feu, comme les Islandais en ont l’habitude; “pas maintenant” se dit-il. Mais faudrait y songer sérieusement avant qu’ils n’aient l’idée de fonder une famille...

C’est un peu nerveux qu’il passa la porte de Ju. Il ôta ses armes et accrocha les fleurs tête en bas sur un filin vers la cheminée, afin de les faire sécher, puis se laissa choir sur la paillasse. Il ferma les yeux et se laissa envahir par les traces de l’odeur familière de sa Ju, caressa le drap comme s’il s’était agi de sa peau, et s’assoupit un cours instant, plongeant dans un rêve où il se réveillait à ses côtés, comme si son absence n’avait été qu’un mauvais songe.
Il pouvait à nouveau baiser ses lèvres et effleurer sa peau, s’enfouir dans son cou et s’enivrer de son parfum.
Mais alors son nez le rappela à la réalité, le parfum de sa Ju onirique avant comme un relent de vieille paille humide.

Kan se redressa et tâta la paillasse. Il pouvait au moins changer ça avant qu’elle revienne.
Il se redressa, ôta le drap et ramassa la vieille paille qu’il jeta dans la cheminée. Un coup de balai plus tard il partit vers les champs à l’extérieur de la ville chercher un ballot de paille plus fraîche.
C’est en repassant devant son atelier, chargé comme une mule, qu’une idée germa dans son esprit. Après tout, maintenant qu’il avait les outils, se dit-il, pourquoi se contenter de changer la paillasse ? Il pouvait bien lui faire un grand lit à la place, un sommier confortable, et n’avait d’ailleurs pas grand-chose de mieux à faire de tout le bois qu’il coupait, puisque personne ne voulait lui acheter ce qu’il en faisait.

Il laissa donc le ballot de paille, sitôt de retour chez Ju, dans un coin de la pièce, plia le drap dessus, et repartit en courant chez lui chercher ses outils et des planches. Pas question de traîner, si jamais elle revenait dès demain, comme il se le disait chaque matin avec espoir, il fallait que son projet ai au moins pris une forme identifiable...

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Kan se réveilla au son d’un chariot passant sous les fenêtres. Au premier geste qu’il fit pour se relever, une pluie de sciure de bois tomba de sa chevelure, le faisant éternuer.
D’un rapide coup d’œil circulaire, il pu admirer la dévastation qu’il avait causé cette nuit dans la maison de Jusoor : Il avait coupé tout son bois, avec un sens de l’organisation qui lui rappelait un peu la débâcle des Anglais lors de la bataille de Formigny. Il avait écarté le mobilier contre les murs, le reste de la pièce était jonché de planches, de chutes de bois et de copeaux et, bien entendu, il avait trouvé le moyen de s’endormir sur place; Se frottant la joue pour en enlever la chapelure xyloforme, il vit la scie, encore fichée au beau milieu de l’entaille qui l’occupait au moment où son esprit avait décidé de lui-même d’aller rejoindre sa douce au pays des rêves.
Sourire aux lèvres, il se saisit de la planche et finit la coupe en la brisant sur son genou, puis la jeta négligemment au milieu des autres. Voilà, la dernière pièce était prête...

Après s’être passé un peu d’eau sur le visage et mangé un morceau, il se replongea dans son œuvre. Il s’agissait maintenant de donner à chaque pièce la forme désirée, afin qu’au moment d’en faire un tout chacune trouve naturellement sa place. Taillant de ses ciseaux, il entassait sur le sol les copeaux tout en pensant, entre une mesure et un coup de maillet, à Ju, au loin, peut-être sur les routes en quête d’action, sinon sur un marché à chercher sa pitance, ou bien simplement dans un champs à goûter, l’œil embué de sommeil, la tiédeur matinale.

Il lui fallait, pour elle, se surpasser dans son œuvre, inventer un art nouveau; depuis longtemps il désirait se faire enchanteur, plus que simple artisan. Aussi, dans ce but, chaque caresse du rabot devenait une prière, chaque coup de ciseau se voulait décidé par le bois autant que par son bras, suivant les courbes des fibres de l’arbre pour les sublimer sans altérer leur course. Il lui fallait choisir soigneusement les planches suivant leur agencement et leur nature. Certaines avaient clairement l’envie de devenir montants ou traverses, alors que d’autres se sentaient plus l’âme de pièces d’ornement ou encore de simples chevilles, prêtes à sacrifier leur beauté pour maintenir par leur résistance leurs consœurs en un ouvrage à l'épreuve du temps.
Après quelques heures en leur compagnie, il arrivait à les comprendre et, voyant un enfant rire accoudé à la fenêtre, prit soudainement conscience qu’il leur parlait de Ju depuis sans doute un bon moment.

Parfait, c’est bien ce qu’il voulait, une communion avec son œuvre, comme une transe au cours de laquelle il lui lui expliquerait sa fonction, et lui transmettrait un fragment de son âme. Mais désormais le charme était rompu; il posa ses outils et, souriant au briseur de rêve, lui ferma la fenêtre au nez avant de sortir en direction des tavernes.

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Dans la pièce, un murmure inaudible tenait lieu de silence. Les planches de bois, désormais bien rangés, regroupées suivant leur fonction à venir, se reposaient de leur dure journée de travail. Il leur avait fallu s’habituer à leur nouveau lieu de vie; acclimatées aux grands espaces, à la rosée du matin, aux caresses du vent, elles devaient désormais composer avec une chambre tempéré, sèche, fermée, et sentaient chaque fibre de leur être se tendre, durcir petit à petit, et chasser l’humidité pour s’harmoniser avec les lieux. Certaines conservaient trace de leur liberté, et se déformaient imperceptiblement comme pour témoigner de leur volonté de conserver leur libre-arbitre. D’autres acceptaient déjà leur future fonction, se plaisaient même à imaginer de quelle coquetterie on les parerait. Ces dernières bougeaient également, mais on aurait pu y voir les esquisses d’ornements à venir.

Alors que le soleil s’avançait timidement dans la pièce, le silence fut remplacé par les bruits de Sémur s’éveillant peu à peu.
Un cliquetis métallique, et la porte s’ouvrit, entraînant quelques discrets tourbillons de sciure. Kan entra, les bras chargés de petites nouvelles qu’il déposa contre le mur du fond. Après avoir observé un moment les fleurs qui séchaient au-dessus de la cheminée, il passa en revue son travail de la veille, prenant délicatement chaque pièce, l’observant, la caressant pour en trouver les défauts. Entre ses mains le bois se tordait, bombait ses fibres pour attirer son attention sur un nœud disgracieux ou une arrête un peu trop vive.
Kan leur souriait et usait de ses outils, suivant les besoins de chacune, pour satisfaire leurs désirs.

Pour lui toutes ces pièces étaient autant de fragments qui devaient receler une part de son affection pour Jusoor, et toutes devaient lui évoquer son image, bien que sans doute nul autre ne pourrait le percevoir. Avec une patience infinie Il usa de sa lime et de ses racloirs pour parfaire leurs surfaces, les rendre aussi douces au toucher que la peau de la belle et révéler leurs teintes subtiles parcourues de tracés sinueux.

Alors que Sémur était redevenue silencieuse, Kan reposa la dernière pièce avec les autres. et observa une dernière fois son travail. Plus aucun bruit ne se faisait entendre, aucune plainte ne venait heurter ses yeux. Il reprit tous les morceaux pour les assembler une première fois, puis observa l’allure du meuble sous sa forme définitive. Alors, satisfait de son œuvre qui, quoique simple, lui semblait sans défaut, il se saisit d’une pointe et traça sur chaque pièce l’esquisse des parures qu’il s’apprêtait à leur donner.

Sur les bordures il fit des entrelacs complexes représentant de façon stylisée le grand serpent de Midgard, Jormungänd, ceinturant le couchage comme s’il était un monde à part entière dont il gardait l’accès. A lui appartenait d’en faire une porte vers le monde des rêves.
Son corps s’étendait sur le pied du lit, et sinuait à travers le dessin simplifié d’un arbre-homme aux bras tendus vers les coins supérieurs de l’ouvrage. Celui-ci serait chargé de protéger les voyageurs sur leur chemin.
Sur la tête de lit il fit apparaître les deux astres, confondus alors qu’ils se croisaient dans le ciel étoilé. Sur chacun d’eux il traça une rune, un demi-losange ornerait le soleil et un L renversé se cacherait dans l’ombre de la lune.

Kan reposa sa pointe alors que se montraient à la fenêtre les premières lueurs de l’aube, et sentit aussitôt la fatigue l’envahir. Avec une pensée pour Jusoor, il caressa une dernière fois le lit avant de repasser la porte pour s’en retourner chez lui.

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Lorsqu’il repassa la porte de Ju le lendemain, trempé et grelottant de sa baignade impromptue dans la nuit, il mit à sécher ses vêtements et se coucha sur la botte de paille, s’enroulant dans la toile pour faire cesser ses frémissements.

Au réveil il se remit immédiatement au travail, nu comme un vers.
Toute une journée durant, les copeaux de bois volèrent sous les coups de maillet de Kan.. Durant des années de campagne, sculpter avait été une de ses seules occupations dans les camps désœuvrés et son geste était sûr, matérialisant aisément de quelques coups de gouge ce que son esprit voyait dans la matière. Tout le secret résidait dans le fait de savoir faire comprendre au bois ce qu’il était et devait devenir.

Le soir il avait finit la tête et le pied du lit, et ses vêtements étaient enfin secs. Le lendemain apparut la frise qui ornait les bords, et le matin du troisième jour il finissait les détails, pour tout reprendre à nouveau et poncer, racler, jusqu’à ce que le chêne soit sur toutes ses surfaces et recoins aussi lisse que les glaces du Groenland.

Alors il remonta l’ensemble, garnissant les assemblages de colle de poisson avant d’y enfoncer les chevilles. Il mit en place entre les bordures un tablier de lattes souples et mobiles, Et corrigea de quelques coups de gouge les raccords entre les sculptures des différentes pièces.Enfin, il s’attaqua au nettoyage de la salle où désormais s’amoncelaient des chutes de bois et stagnaient des murs entiers de poussière. La toile de jute de la vieille paillasse en était couverte, et Kan décida finalement d’aller prendre l’air en l’emmenant visiter le lavoir.

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Kannaquetil retourna chez ju le lendemain.
C’est avec un grand sourire qu’il regarda le lit. Encore quelques finitions, et tout serait prêt pour son retour...
il avait passé une partie de ses nuit précédente à chercher dans ses rêves passés l’essence même de ce qu’il voulait transmettre à l’objet, ce qui lui donnerait, espérait-il, sa particularité, son âme.

Il décrocha les fleurs qui pendaient vers la cheminée et commençaient à être bien sèches, et s’installa sur la table pour les effeuiller une à une. A chaque pétale ôté il récitait un mot avant de le laisser choir sur la table au milieu des autres. Quinze mots en tout, chacun destiné à être gravé sous l’une des lattes du sommier, dans un ordre qui ne lui était pas encore très clair. Il les énonçait un à un comme une prière et, au fur et à mesure que son travail avançait, il changeait cet ordre pour composer d’autres incantations :

“Gestr... er... inn... kominn... sa... er... saell... gedi... skaltu... vid... thann... blanda... ok... draumar... skipta ”
"Un invité est entré, qu'il soit heureux. Tu dois avec lui partager ton âme et offrir des rêves

Lorsque les fleurs ne furent plus qu’une mosaïque colorée sur la table, Il avait six phrases, et n’en trouva pas une seule qui puisse être mauvaise.

Il se leva, prit ses outils, et se mit au travail, gravant les runes pour qu’elles puissent se lire dans de nombreux sens. Probablement que personne ne pourrait jamais en comprendre la logique, mais tout ce qui importait était que lui sache parfaitement ce qu’il faisait. Et en quelques coups de ciseau tout fut achevé.

Kan prit alors les tiges des fleurs dépouillées, les brisa patiemment en une multitude de morceaux pour les broyer dans un bol avec un peu de sciure de bois, utilisant le manche de son couteau comme pilon. Il prit ensuite sa pierre à aiguiser, et y frotta longuement le couteau, des heures durant, jusqu’à ce que sur la table les contours de la pierre soient couverts de limaille, qu’il ramassa soigneusement pour l’ajouter à la mixture.
Enfin, il testa le tranchant de la lame sur son pouce, l’entaillant profondément, fit couler abondamment le sang dans le bol et mélangea jusqu’à obtenir une pâte d’un noir aux reflets carmins.
Le tanin de chêne donnait à l’encre une teinte peu être trop foncée, mais l’essentiel était que son sang soit présent. A l’aide d’une tige il colora les runes des lattes, ainsi que celles qui figuraient sur la tête du lit, les contours de l’arbre qui en ornait le pied, et les yeux du serpent.

Il reposa le bol sur la table et, soignant son pouce meurtri, observa le bois qui buvait peu à peu l’encre sanguine, prenant avec elle une infime portion de sa vitalité. Désormais le lit lui semblait animé d’une vie propre, et il le percevait presque comme une extension de lui-même.
Une nef des songes, c’est ainsi qu’il l’avait voulu; et peut-être, si ce lien qu’il voyait entre eux perdurait, pourrait-il même à l’autre bout du continent, rester aux côtés de Jusoor au travers de ses rêves.

Il appliqua sur toute la surface du lit un peu d’huile de lin, et entrepris de ranger une dernière fois la pièce et de rapporter tous ses outils chez lui le temps que le meuble sèche.

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Kannaquetil remit la paillasse en place, ajoutant à la paille les fleurs séchées qu'il avait consciencieusement ramassé sur la table.

Il plia dessus les quelques couvertures et, ôtant ses bottes, entreprit immédiatement de tester le fruit de son travail. Allongé, les yeux rivés au plafond, il regretta de n'avoir pas conçu un véritable lit de seigneur, avec toit, rideaux et toutes les fioritures, et sourit à l'idée de tout démonter pour y ajouter un baldaquin.

Son sommeil, ces derniers jours, avait été des plus erratique et, bien qu'il voulut que Ju soit la première à dormir sur ce lit, il céda en un instant à l'appel de morphée, fermant les yeux pour sombrer dans un doux rêve.